Essay

Expatriates ou Ex-Patriotes : le débat sur l'expatriation américaine durant la Guerre froide (années 1950-1960)

by Elisa Capdevila

En 1958, le Time Magazine publie un article sur les Afro-Américains expatriés Paris : l'article cite – faussement – le plus éminent d’entre eux, l'écrivain Richard Wright.1 Celui-ci, dans une remarque lapidaire, dénonce le racisme américain, louant la France seule véritable terre de liberté. Renforçant l'image d'expatriés devenus « ex-patriotes », le propos jette le discrédit sur l'ensemble des exilés.  L'épisode instille entre eux la méfiance mettant la petite communauté à cran. Le procédé du journal (l'erreur de citation s'avèrera volontaire) est révélateur des tensions inhérentes à l'expatriation et de l'intérêt, en apparence positif, que la presse américaine porte au phénomène dans sa globalité.

Les recherches des historiens se sont toutefois largement portées sur le cas, particulier, des exilés, Afro-Américains ou, bien moins nombreux, professionnels du cinéma ayant fui volontairement leur pays. L'analyse des critiques de l'expatriation laisse ainsi souvent de côté les artistes, peintres ou sculpteurs, venus volontairement étudier et travailler à Paris, pour des motifs personnels et artistiques mais en aucun cas – ou très rarement – politiques. L'arrivée des artistes américains après guerre, alimentée par l'octroi d'un généreux GI Bill, est pourtant massive. Si leur nombre décline à partir du milieu des années 1950, il reste important jusqu'au milieu des années 1960, de nouveaux venus remplaçant ceux qui choisissent alors de rentrer au pays. Leur présence attire l'attention de la presse magazine mais aussi de Hollywood. Le succès de la comédie de Vincente Minnelli, An American in Paris, sortie en 1951, témoigne largement de l'intérêt du public pour le sujet.

L'examen des portraits que font d'eux les médias américains confirme la persistance d'une image négative des « Américains à Paris » jusqu'au début des années 1960. Celle-ci touche tous ceux qui, artistes ou écrivains, se situent dans la lignée de la Génération Perdue des années 1920.2

C'est à cette critique et au débat qu'elle a engendré que nous nous intéresserons ici. Nourrie des stéréotypes hérités de l'entre-deux-guerres, la critique des peintres et sculpteurs expatriés révèle des tensions propres au champ artistique. Leur présence questionne en effet directement la nouvelle puissance artistique des États-Unis et la définition, sujette à débat, de l'art américain. Cette image s'améliore sensiblement entre les années 1950 et les années 1960, en partie rectifiée par le discours d'écrivains soutenant ces artistes : l'évolution révèle toutefois la prégnance des catégories nationales dans une période marquée par une forme de globalisation des relations culturelles.

Dénonciation et stéréotypes : la double critique de l'expatriation

La critique à l'encontre des artistes américains de Paris est double. La plus évidente prend la forme d'une attaque frontale. C'est celle du magazine conservateur Time qui s'en prend dès 1953 aux jeunes artistes américains encore attirés par l'idée d'une formation parisienne.3

Dans le contexte du Mc Carthysme et d'une crispation domestique sur les questions de patriotisme, la charge n'a rien d'étonnant. Elle fait également écho au raidissement des milieux artistiques à un moment où s'amorce la promotion d'un nouvel art américain à l'échelle internationale et la lutte de New York contre Paris.4

Le magazine s'adresse directement à un groupe de jeunes artistes américains vivant à Paris, en colère suite à l'annulation, pour manque de qualité, d'une présentation de leurs œuvres. La décision résulte de l'avis négatif émis par un jury composé de personnalités du monde de l'art français. Le titre de l'article, sous forme d'injonction, est clair : « Go West Young Men ». Il tire la conclusion logique des événements : les artistes américains n'étant pas les bienvenus à Paris, ils est temps pour eux de rentrer dans leur pays.

Le journaliste américain ne conteste pourtant pas les conclusions du jury parisien. Au contraire, il abonde dans leur sens : les œuvres de ces jeunes expatriés, majoritairement abstraites, sont, juge-t-il, conformistes, sans réelle originalité. « Ces Américains ess[aient] trop de peindre comme des Européens ».5 La critique est cinglante : elle vise d'abord Paris, dont le journaliste souligne l'incapacité à produire une nouvelle avant-garde internationale. Le manque de créativité des jeunes Américains est ainsi présenté comme la conséquence directe de leur exil dans une ville en déclin. Loin de leur pays, ces artistes ne peuvent créer un art digne de ce nom.

La critique de Paris et de la formation parisienne se fait ainsi au nom d'une défense de l'authenticité artistique, devenue gage d'originalité et de créativité, et définie en termes d'identité nationale. L'argument utilisé par le Time renvoie ainsi à une conception assez traditionnelle de l'art américain, dont l'ancrage local doit garantir l'émancipation à l'égard de l'Europe. On retrouve là des échos de la Hudson River School, prônant un art figuratif inspiré des paysages américains. On est loin de la défense de l'expressionnisme abstrait comme nouvelle avant-garde internationale.

« Européanisés », ces artistes sont des expatriés au sens premier du terme : ils risquent par leur séjour à l'étranger de perdre leur identité américaine.

Cette attaque, contre Paris et les expatriés, se précise en 1955 avec un article consacré à Lawrence Calcagno, jeune artiste prometteur, tout juste rentré aux États-Unis.6 Son retour, après cinq années en France, est présenté comme la preuve du déclin de la capitale française, peu à peu abandonnée par ses expatriés américains. Le temps semble révolu « où tout jeune peintre américain rêvait de faire le pèlerinage à Paris, où il pourrait élaborer son style sous l'influence des grands maîtres français. Aujourd'hui, un nombre croissant d'expatriés américains reviennent à la maison convaincus qu'il n'y a plus de peinture européenne contemporaine méritant d'être imitée ».7 Le coup de grâce est donné par la déclaration finale de ce fils prodigue :« Dans une centaine d'années, [Paris] ne sera qu'une ville musée, une ville morte, de plus. »8 L'affirmation, sans appel, contribue à condamner ceux qui ont choisi, à l'inverse, de rester en France ou en Europe.

Dernière étape de cette mise à mort de Paris par ses expatriés : en 1956, le Time Magazine consacre un troisième article au sujet. Il se félicite cette fois du succès obtenu à Paris par le peintre Sam Francis, « le peintre américain le plus célèbre de Paris […], ancien GI qui […] a ranimé jusqu'aux Parisiens blasés de peinture ».9 Que ce magazine anti-parisien puisse se réjouir du succès d'un Américain à Paris peut paraître étonnant. Mais il ne faut pas s'y tromper. Si la fierté de voir un compatriote triompher dans la vieille Europe l'emporte ici, tout est fait pour souligner le caractère américain du peintre – audacieux et énergique. Son succès devient le symbole du dynamisme de l'art américain. L' expatriation, ainsi rachetée, change de nature. Le peintre à Paris devient un ambassadeur de la culture américaine que son succès devrait ramener à son pays puisqu' « avec ses millions de francs, [il] envisage[rait] de financer l'achat d'un nouvel atelier et un voyage aux États-Unis ».10

La reconnaissance de Paris par le Time Magazine se fait ainsi au prix d'un véritable renversement des hiérarchies artistiques : ce sont maintenant les États-Unis qui inspirent l'Europe. Dans ce contexte, la présence d'artistes américains sur le territoire européen devient compréhensible. Elle n'est plus assimilée à une expatriation dans la mesure où elle apparaît comme temporaire et  s'accompagne d'une affirmation d'un caractère national.

La critique, forte, du Time Magazine, s'appuie sur un ensemble de préjugés négatifs à l'encontre des expatriés véhiculés par la culture populaire et les médias américains depuis les années folles. Les portraits de la communauté américaine de Paris réalisés après guerre par une presse plus progressiste ou par Hollywood, au ton souvent en apparence sympathique, frappent ainsi par leur ambivalence. Mêlant clichés de la bohème parisienne et de l'expatriation – un héritage de la Génération perdue de l'entre-deux-guerres – ils révèlent une méfiance latente sur laquelle jouera le Time Magazine au milieu des années 1950.

Le magazine Life est expert dans cette peinture douce amère de l'expatriation. Après un premier article sur le sujet en 1946, il publie, en 1949, un long photoreportage sur les étudiants bénéficiant du GI Bill à Paris.11 Le sous-titre de l'article annonce : « À Paris, les anciens GIs étudient tout, de la cuisine à l'écriture, et passent leurs nuits à débattre dans les cafés. »12 Une série de cinq vignettes les montre « au travail » : examinant un chapeau lors d'un cours de stylisme ou jouant les modèles chez un tailleur. Beaucoup peignent : dans une petite chambre sous les toits, dans une rue de Montmartre quand ce n'est allongé torse nu sur une péniche au soleil. Malgré un certain dénuement, leur vie paraît très agréable : ne nécessitant que peu d'effort, elle semble dépourvue de tout but réel. Les photographies révèlent l'environnement bohème dans lequel ils évoluent. La première photographie, reproduite en pleine page, montre cinq jeunes gens barbus, installés à la terrasse du Café de Flore (le nom apparaît bien visible sur le store) pour l'apéritif (un siphon est placé en évidence sur leur table). S'il reconnaît leur sérieux et les difficultés de leur vie quotidienne, le journaliste n'hésite pas à souligner le dilettantisme de certains, venus profiter de l'Europe à moindre frais. Il croque, de façon acerbe, le portrait de ces apprentis Hemingways qui cultivent un air d'intellectuel parisien mais dont les efforts se réduisent à imiter l'ancienne Génération perdue.

On est toutefois loin de l'attaque du Time Magazine : ces jeune gens sont simplement présentés comme des Américains à l'étranger – et non comme fuyant leur pays ou ayant perdu leur identité. Le récit oscille néanmoins entre une vision idéalisée d'une jeunesse libre et romantique et une image plus négative d'apprentis artistes insouciants et paresseux. La critique, sous-jacente, joue ainsi de l'attrait que conserve chez les lecteurs américains la ville de Paris, première destination d'un tourisme américain en plein essor.13 On la retrouvera dans les films d'Hollywood mettant en scène des Américains à Paris à commencer par la comédie musicale de Minelli de 1951. « Un Américain à Paris » fixe définitivement les traits de l'artiste expatrié à Paris : le héros, interprété par Gene Kelly, est un peintre lève-tard, peu convaincu de son propre talent, profitant des plaisirs de Paris.

Le débat transatlantique et la réhabilitation des expatriés

Ces attaques, directes ou à mi-mots de l'expatriation des jeunes artistes, suscitent dans les deux cas des réactions de l'autre côté de l'Atlantique – preuve s'il en était besoin du potentiel critique de la peinture en apparence amusée de Life. Ces réponses prennent des formes différentes. À la critique frontale répond une mobilisation des intéressés eux-mêmes qui défendent, contre le magazine et le jury français, la valeur de leur travail. L'article de Life, de façon peut-être plus intéressante, déplace le débat sur le terrain médiatique. La contestation vient d'un journal rival, le New York Herald Tribune : en prenant la défense des expatriés, celui entame un long travail, auquel d'autres participeront, de réécriture de l'expatriation, visant à casser l'image négative de celle-ci.

Le premier à répondre au Time est paradoxalement celui-là même que le magazine louera deux ans plus tard : dans une lettre datée de 1953, Lawrence Calcagno dénonce le traitement accordé par le magazine aux jeunes Américains de Paris. Chef de file de leur protestation, il lutte ainsi deux fronts, en France et aux Etats-Unis, pour que soit reconnue la qualité de leur œuvre.

Son action aboutit à Paris à l'organisation de l'exposition initialement refusée, sous l'égide d'un nouveau jury et avec le soutien du galeriste parisien John Craven, qui met gratuitement ses locaux à leur disposition.

La missive de Calcagno au Time (non publiée) vise à défendre l'honneur des jeunes artistes aux États-Unis.14 Elle s'apparente à un plaidoyer en faveur de l'expatriation. Le peintre souligne l'accueil favorable finalement réservée à l'exposition par les critiques français : il souligne que ceux-ci y ont vu « la démonstration d'une peinture cent pour cent américaine ».15 Loin d'avoir perdu tout contact avec leur pays, les « Américains de Paris » en deviennent ainsi les ambassadeurs.

Calcagno dénonce également l'impact délétère du climat américain sur le Time, prompt, d'après lui, à assimiler l'étranger – la France particulièrement – à l'anti-américanisme et au communisme. Il reproche au journaliste, dont il rappelle au passage qu'il est aussi un expatrié, de « prendre les graffiti communistes sur les murs de Paris plus au sérieux que ses compatriotes expatriés »16. Cette contre-attaque est particulièrement éclairante. Elle révèle comment, en ce début des années 1950, se rencontrent et s'associent une vision négative de l'expatriation héritée de l'entre-deux-guerres et les stéréotypes anti-communistes de Guerre froide. Le séjour en France n'est plus seulement dénoncé pour des raisons morales ou artistiques mais aussi pour des motifs idéologiques.

L'argumentation de Calcagno fait également écho aux questions qui agitent alors le milieu des jeunes artistes américains à Paris. Avec la fin du GI Bill, se pose en effet, parfois douloureusement, la question du retour, cristallisant les tensions liées à l'expatriation. La légitimité du choix de Paris semble de moins en moins évident, notamment quand ceux qui choisissent de rentrer, n'hésitent pas, à l'instar de Calcagno, à proclamer la mort de Paris. La question n'est pas seulement matérielle : une trop longue expatriation signifie aussi une forme d'« européanisation », un handicap sérieux pour ceux qui veulent faire carrière aux États-Unis, y compris pour ceux qui sont, à Paris, considérés comme des représentants de l'art américain. Dans un article de 1962, Priscilla Colt dénonce ainsi la situation paradoxale de Sam Francis, plus réputé en Europe que dans son propre pays. Elle y voit l'expression persistante de préjugés à l'encontre des artistes anciennement expatriés en Europe. Ce problème semble toucher particulièrement cette génération de peintres abstraits (l'expatriation à Paris n'empêchera pas en revanche dans les années 1960 un Leon Golub ou un Peter Saul de faire carrière dans leur pays). Il explique certaines tactiques, mises en œuvre par les artistes ou leurs soutiens américains, pour faire disparaître la référence à Paris de leur peinture et de leur biographie.17

Cette situation explique aussi la sensibilité des expatriés à toute critique venue des États-Unis. Calcagno lui même se voit en 1955 attaqué par un de ses anciens amis, choqué par l'article que lui a consacré le Time. Dans deux lettres adressées respectivement au magazine et à Calcagno,18 le peintre Joe Downing, ancien ami et cadet de Calcagno et expatrié de longue date, fait part du mécontentement des Américains de Paris. Il souligne le mal qu'a pu leur faire l'article du Time, en attisant à leur encontre l'anti-américanisme français. « Plusieurs journaux [français], explique-t-il, ont mentionné ce qu'ils considèrent comme ton ingratitude envers Paris et en ont profité pour mentionner qu'ils n'avaient aucunement besoin de nous, peintres américains […]. » Son argumentation, comme celle de Calcagno en 1953, se fonde davantage sur une réflexion sur l'exil que sur une défense de Paris. Downing prône un art délocalisé, purgé de tout nationalisme ; le véritable artiste peut, argumente-t-il, tout aussi bien travailler dans une ville que dans une autre, en exil ou dans son pays d'origine, puisqu'il cherche à exprimer une émotion individuelle et non une identité nationale. C'est bien sur cette conception de l'exil, et de ce que l'artiste doit à son environnement, que les deux artistes sont en désaccord. Dans la réponse qu'il lui fera, Lawrence Calcagno maintiendra lui que le climat américain est plus favorable à l'éclosion d'un art véritable, authentique et désintéressé. Il niera en revanche avoir déclaré la mort de Paris – une affirmation que lui aurait abusivement prêtée le journal.

La correspondance entre les deux hommes n'est qu'un épisode, privé, d'un long et vif débat transatlantique amorcé dès l'après-guerre. Celui-ci prend place dans la presse américaine distribuée et lue sur les deux continents. La réponse à l'article de Life est ainsi portée, presque logiquement, par le journal le plus lu des expatriés américains en Europe, le New York Herald Tribune. Celui-ci publie en 1950 son portrait des vétérans américains de Paris.19 Pastichant le magazine, le Herald Tribune annonce : « Les vétérans du GI Bill viennent dans la capitale française pour étudier tout ce qui est possible, de la civilisation gauloise à la cuisine. »20 Le journaliste s'empresse de souligner, à l'inverse de Life, le sérieux des étudiants, précisant qu'ils ont pour la plupart abandonné les cafés des Champs-Elysées ou de Saint-Germain, devenus trop chers. En référence directe à la photographie publiée en pleine page par Life, il ajoute : « Le Café Flore et les Deux Magots, les plus célébrés des cafés parisiens, sont singulièrement vides de barbus ces jours-ci et quand des Yankees hirsutes sont photographiés buvant du Pernod aux terrasses de la Rive Gauche, il est probable qu'ils aient été amenés des bistros des alentours. »21 Et de conclure, à l'attention directe de son confrère sommé de vérifier ses sources : « la vieille saga de la folle vie étudiante de Paris doit être revue et réactualisée ».22

Réponse d'un correspondant à un autre, l'article initie un combat contre les préjugés dont sont victimes les expatriés de l'après-guerre, et plus particulièrement les artistes.23

Deux écrivains s'illustreront, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, dans cette défense des artistes américains de Paris : le romancier et scénariste James Jones, et le poète et critique d'art John Ashbery. La promotion qu'ils font de l'oeuvre de leurs compatriotes renvoie à la question centrale du débat sur l'expatriation : l' « américanité », revendiquée ou contestée, de ces artistes et de leurs œuvres.

Installé à Paris depuis 1958, l'auteur de Tant qu'il y aura des hommes est un des plus célèbres expatriés de l'après-guerre. Son appartement, sur l'Île Saint-Louis fait tous les dimanches office de salon, où se retrouvent Parisiens anglophones, Américains de passage et expatriés de longue date. Auteur à succès, connu pour sa participation à la Seconde Guerre mondiale et devenu une des références de la littérature américaine de l'après-guerre, il est sans doute moins suspect aux yeux du public américain que les artistes expatriés moins célèbres. Il est toutefois lui aussi soumis aux pressions inhérentes à l'expatriation : son américanité, dont son écriture réputée énergique voire brutale semble être un gage, peut sembler, avec le temps et l'exil, factice, surjouée, déconnectée de la réalité américaine. Il est presque trop américain pour être vrai pour Life qui publie son portrait en 1967.24

Peu versé dans la critique d'art, il accepte toutefois de rédiger de courts essais pour des amis résidant à Paris.25 Se refusant à toute analyse intellectuelle, Jones adopte une approche instinctive, spontanée, de leurs peintures. Il s'appuie également, pour les présenter aux lecteurs, sur sa connaissance intime des artistes, décelant dans leurs œuvres le souvenir de paysages d'enfance et d'une lumière qui lui rappelle celle de son Illinois natal. Le lien est ainsi fait entre ces œuvres, souvent abstraites et en apparence non assignables à un lieu défini, et l'origine américaine de leurs auteurs.

La position de John Ashbery est très différente. Venu en France au milieu des années 1950 grâce à une bourse Fulbright, il s'installe à Paris à l'automne 1958 et devient critique d'art pour le New York Herald Tribune. Proche des milieux beatniks et avant-gardistes de New York, il est beaucoup plus au fait que James Jones de l'actualité artistique et des enjeux que peut recouvrir l'expatriation. Sa défense de leur identité est moins sentimentale que celle de Jones : il cherche surtout, en s'appuyant sur ses connaissances, à démontrer que leurs œuvres s'inscrivent dans les courants récents de l'art américain, notamment de l'expressionnisme abstrait. Les textes qu'il rédige pour le peintre abstrait James Bishop véhiculent ainsi l'image d'un peintre demeuré, malgré l'exil, profondément américain, qui « suit l'évolution de la scène américaine avec la ferveur d'un exilé banni dans quelque colonie insalubre, quitte à s'en remettre largement aux revues d'art et aux récits des voyageurs rentrant au pays ».26 Le séjour à Paris, et plus généralement à l'étranger, se voit reconnu comme une véritable expérience artistique. Il devient retraite individuelle, nécessaire à l'artiste ainsi immergé dans son travail. En aucun cas il ne s'agit de s'intégrer à une scène étrangère.

John Ashbery rédige au moment de son départ un long article sur ces « réfugiés » comme il les appelle, dans lequel il réfute la notion même d'expatriation. L'article paraît en 1966 dans ArtNews.27 Selon Ashbery, les jeunes Américains à Paris et en Europe souhaitent « conserver intacte leur américanité, dans un environnement dans lequel ce sentiment pourra le mieux prendre racine et s'épanouir. » « [C]ette périlleuse expérience, ajoute-t-il […] peut aboutir à une forme d'art enthousiasmante, indépendante de son environnement ».28 L'argument est certainement plus facile à faire en ce milieu des années 1960, dans un climat de guerre froide apaisé, que dans les années 1950. La démocratisation de l'aviation civile et l'essor concomitant des offres touristiques pour découvrir l'Europe rendent alors la traversée beaucoup plus facile, dopant les aller-retour et les voyages de courte durée.

Cette démonstration artistique qui conteste le bien-fondé d'une expatriation synonyme de trahison de la patrie se décline sur le terrain politique avec la mobilisation des expatriés de toutes professions pour la reconnaissance de leurs droits de citoyens américains vivant à l'étranger : le combat pour le droit de vote à distance, pour la transmission de la nationalité américaine aux enfants, contre la taxation abusive, se fondent sur une remise en cause similaire du terme même d' « expatrié » et de l'image de ce dernier dorénavant promu « ambassadeur de bonne volonté ».29

Le volet artistique du débat sur l'expatriation qui se développe au cœur de la Guerre froide interroge la notion même d'un art américain à une époque où celui-ci s'affirme sur la scène internationale. La rivalité entre Paris et New York, tout autant sinon plus que l'importance relative de la communauté expatriée dans la capitale française, explique que le débat se focalise très largement sur l'expatriation parisienne. Lui sont attachés plus qu'à aucune autre un ensemble de stéréotypes dont la dimension symbolique et idéologique est accentuée par les tensions politiques de l'époque. Ce débat entre Américains des deux rives de l'Atlantique questionne le rapport des ces derniers à l'étranger à un moment où leur puissance, militaire, commerciale mais aussi culturelle et artistique, se déploie à l'échelle mondiale de manière inédite. La revendication des expatriés d'être reconnus comme représentants de leur pays – et non plus parias exilés, en est une traduction. Elle se mue en une volonté de prouver l'américanité de ceux qui vivent loin de la patrie. Les arguments des deux camps, partisans du séjour à l'étranger et contempteurs de l'expatriation, se heurtent à la question de l'identité et de l'appartenance nationale d'un artiste, montrant la difficulté à définir les limites d'un art purement américain. La réponse donnée par les deux, que ce soit l'idée d'un attachement à au territoire national ou la notion d'un tempérament américain qui demeure malgré la distance, apparaît comme singulièrement sentimentale, n'abordant qu'avec réticence la dimension proprement politique du problème.

 

 

  • 1. « Amid the Alien Corn », Time Magazine, 17 novembre 1958. Pour une analyse de cet article et des réactions de la communauté afro-américaine de Paris, voir Stovall, Tyler, « The fire this time : Black American expatriates and the Algerian war », Yale French Studies, n°98, 200, p. 182-200 et Fabre, Michel, The Unfinished Quest of Richard Wright, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1993, p. 472
  • 2. Pour une analyse plus globale des critiques de l'expatriation américaine, voir Green, Nancy, « Expatriation, expatriates, and expats : the American transformation of a concept », The American historical review, vol. 114, n°2, avril 2009, p. 307-328. L'article qui couvre une large période, montre comment s'est formée au fil du temps une image négative de l'expatrié américain. Il analyse l'évolution positive du terme à partir des années 1960.
  • 3. « Go West, Young Men », Time Magazine, 4 mai 1953
  • 4. Sur la rivalité Paris New-York, voir notamment De Chassey, Éric, « Paris – New York : rivalités et dénégations », dans Paris: capitale des arts, 1900-1968, Hazan, 2002, p. 344-351 et Dossin, Catherine, The Rise and Fall of American Art, 1940s–1980s : A Geopolitics of Western Art Worlds, 2015, Farnham surrey, Angleterre ; Burlington, VT : Ashgate, 312 p.
  • 5. « the Americans were trying too hard to paint like Europeans; most of them would have done better to stay home, concentrate on the local scene, and develop a style of their own. » Time Magazine, 4 mai 1953. Les traductions, sauf mention contraire, sont de l'auteur.
  • 6. « American from Paris », Time Magazine, 17 octobre 1955
  • 7. « Time was when every young American painter dreamed of making the pilgrimage to Paris, where he could shape his style under the influence of the great French masters. Today a growing number of US expatriates are coming home convinced that there is no longer much contemporary European paiting worth the compliment of imitation. » Ibid.
  • 8. « In another hundred years it will be just another dead museum city. » Ibid.
  • 9. « The hottest American painter in Paris these days is a 32-year-old Californian named Sam Francis, a husky ex-G.I., who in the past five years has caused even palette-jaded Parisians to perk up. » « New Talent », Time Magazine, 16 janvier 1956
  • 10. « With his million franc windfall, Francis plans to finance a new studio and a trip to the U. S. » Ibid. Installé à Paris en 1951, Sam Francis ne rentre définitivement aux États-Unis qu'en 1961.
  • 11. Stanton, John, « The New Expatriates », Life Magazine,12 septembre 1949. Le magazine a déjà consacré un article aux vétérans à Paris en 1946. « GIs in France », Life Magazine, 22 avril 1946.
  • 12. « In Paris, ex-GIs study everything from cooking to writing and argue all night in the cafes. » Ibid.
  • 13. Voir Endy, Christopher, Cold War holidays : American tourism in France, Chapel Hill (N.C.), University of North Carolina Press, 2004, 286 p.
  • 14. Lettre de Lawrence Calcagno au Time Magazine, mai 1953, Lawrence Calcagno Papers, Archives of American Art, Smithsonian Institution. Le projet d'exposition initial était soutenu par l'USIS et l'American Artists' and Students' Center.
  • 15. « the general consensus of opinion among Paris critics was that, here at last, is evidence of a 100 percent American painting […] . » Ibid.
  • 16. « your Paris correspondent takes communist wall-scribbling more seriously than his fellow expatriates here. » , Ibid. Calcagno fait ici allusion aux graffitis « US Go Home », qui dénoncent la présence des troupes américaines en France.
  • 17. Voir par exemple, au sujet de Kimber Smith et d'Ellsworth Kelly, De Chassey, Éric, « Pas de deux Amerikanische Künstler in Paris 1946-1965 » dans Schwarz, Dieter, Kimber Smith : Malerei 1956-1980, Winterthur, Kunstmuseum, 2004, p. 111-122
  • 18. Lettre de Joe Downing à Lawrence Calcagno, n. d., Lawrence Calcagno Papers, op. cit.
  • 19. Kilduff, Campbell, « Paris Schoolhouse for Americans », New York Herald Tribune, 17 février 1950
  • 20. « Veterans on the GI Bill come to French capital to study everything from Gallic civilization to cooking. » Ibid.
  • 21. « The Cafe Flore and the Deux Magots, most publicized of Paris cafes are singularly free of beards these days and when hirsute Yankees are pictured drinking pernods on crowded Left Bank terraces, they have probably been imported from outlying bistros. » Ibid.
  • 22. « At any rate, the old saga of gay, mad student days in Paris needs a little rewriting to bring it up to date. » Ibid.
  • 23. Pour un autre exemple, voir Gilbert, Edwin, « New Expatriates », New York Times, 14 décembre 1963. L'écrivain, longtemps expatrié en France et récemment rentré aux États-Unis, prend dans cet article la défense de sa communauté. Son texte révèle en creux la liste des stéréotypes, anciens et récents, dont sont victimes les expatriés associés dorénavant au mouvement beatnik.
  • 24. Moffett, Hugh, « Aging Heavy of the Paris Expatriates », Life Magazine, 4 août 1967
  • 25. Il consacre plusieurs textes à Allan Leepa, Alice Baber, Beauford Delaney et Paul Jenkins.
  • 26. Ashbery, John, ArtNews, décembre 1966. Nous reprenons la traduction de l'article parue dans Pacquement, Alfred et Schwarz, Dieter (dir.), James Bishop, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1994, p. 99-100
  • 27. Ashbery, John, « American Sanctuary in Paris », Artnews Annual, 1966, reproduit dans Ashbery, John, Reported Sightings, Art Chronicles. 1957-1987, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1991, p. 85-97
  • 28. « This perhaps is the real reason why younger American painters take to Europe: a feeling of wanting to keep their American-ness whole, in the surroundings in which it is most likely to flourish and take root. The calm and the isolation of exile work together to accomplish this perilous experiment which, when it succeeds, can result in an exciting art that is independent of environment. » Ibid.
  • 29. Pour un témoignage sur le combat des expatriés, voir Michaux, Phyllis, The Unknown Ambassadors: A Saga of Citizenship, Bayside (N.Y.), Aletheia Publications, 1996, 173 p.